Qu’importe au jeu de l’univers
     La musique de quelques vers ?
     La terre tourne, et les poètes
     Du décor rencontrent l’envers.
     Leurs lèvres sont vite muettes.
    Adieu, fanfare et lauriers verts !
    Ils rêvaient d’une immense gloire ;
    Leurs vers dorment dans une armoire,
   Et leurs couplets les mieux fleuris
   Sont les délices des souris.

Pourtant quelqu’un, le soir, se prend à les relire ;
Une rose fleurit aux cordes de la lyre,
     Et c’est pourquoi je vous écris,
    Mon cher Sidoine Apollinaire,
Qui vivez dans l’azur, au-dessus du tonnerre.
    Quand je suis encore à Paris,
    Dans ce tumulte qui m’enivre,
Où je songe toujours à composer un livre.
Mais on me dit : — Laissez l’amour d’un vain laurier,
Et goûtez le bonheur loin de votre encrier.
De vivre comme nous faut-il tant vous prier,
Et parmi nos plaisirs ne voulez-vous nous suivre?

— Vivre! dis-je. Quel monde allez-vous m’entr’ouvrir?
     Tous ceux qui tentèrent de vivre
     N’ont-ils pas fini par mourir ?

Et pourquoi n’avouer qu’aux charmes de ce monde
Je préfère… Entendez que l’on dédaigne peu
Les festins où l’amour montre et cache son jeu,
     Ni pareille à la mer profonde,
Cette heureuse tendresse où nos vaisseaux bercés
Ne savent plus songer aux orages passés ;
Mais, je voudrais, Sidoine, aux pages d’un poème
     Enfermer ce monde que j’aime
Et l’amour et mon cœur qui battit tant de fois
Rêvant que l’avenir écouterait ma voix.

Je ne suis pas le seul qui pense de la sorte !
Et certes nous goûtons les aubes et les soirs,
Et mille souvenirs emplissent nos tiroirs,
     Mais nous regardons vers la porte.
La verra-t-on s’ouvrir au chant de nos espoirs?
Notre poème au seuil sera-t-il feuille morte?
Nos vers monteront-ils aux cimes de l’azur?
Seront-ils rossignols aux branches du futur?
    Seront-ils heureuses fontaines
Où se mire l’amour aux automnes lointaines?
Sidoine, l’on a vu tant de rêves finir,
Tant d’oiseaux s’envoler, tant de roses jaunir,
Qu’on met son espérance au durable avenir.
    On voudrait porter à ses rives
Le trésor que l’on cueille aux saisons fugitives,
Ce bouquet de regrets, cette gerbe de fleurs
Où brillent la rosée et la pluie et les pleurs.

Flottez, bouquets fleuris, au caprice des ondes !
Votre rêve, Sidoine, était-il différent,
Quand vous faisiez des vers au milieu des Burgondes,
     Dans les nuits de Clermont-Ferrand?
     Ne rêviez-vous d’un ermitage,
     Loin des guerriers et loin des cris?
Une mule docile eût fait votre équipage ;
Le chou tendre eût fondu sous la grasse perdrix ;
Une feuille de palme eût orné le laitage,
Et le chant des oiseaux, dans l’ombre et le feuillage,
    Eût endormi votre vieil âge,
Le jardin solitaire et vos songes flétris.

Vous pensiez : L’avenir saura-t-il mon langage
Et méditera-t-il aux phrases que j’écris?
Est-ce fini de Rome? Est-il un pont fragile
     Où passera notre destin,
     Où pour atteindre au bord lointain,
     Parmi le cortège latin,
Nous marcherons avec les Muses de Virgile?
     Déjà s’ouvre un autre univers.
     On y scande fort mal nos vers…

     — Nous avons aussi nos barbares,
     Et nos barbares sont auteurs ;
     Ils s’enivrent aux bruits des gares
     Et des moteurs.
     Ils goûtent d’étranges délices
     Dans le tourbillon des hélices,
     Et préparent pour les neuf Sœurs
        Des ascenseurs.

     Ivresse des mondes physiques,
     Nouveau remède à tous les maux!
     S’ils savaient du moins nos musiques
     Et comme il faut lier les mots !
     Ont-ils, mon cher Apollinaire,
     Sur leur table un dictionnaire?
Et qui leur montrera l’art des grands violons,
Quand leurs alexandrins sont trop courts ou trop longs ?
     Mais vous pensez qu’ils n’en ont cure,
     Ni d’un langage étudié.
Pourtant rappelez-vous le beau rythme épié
Et qu’aux filets soudain le poète capture.
      Les vers sont pareils à Mercure :
      Ils ont une aile à chaque pié.
     Couper un pied, c’est perdre une aile.
Ce principe est fort humble et sans peine conçu.
Ils l’oublient, ou, plutôt, ils ne l’ont jamais su.
Au reste, ils vous diraient que c’est mode nouvelle,
Que la simple nature est toujours la plus belle,
Que l’art n’a rien à faire autour de l’encrier,
     Qu’ils n’ont point souci du laurier
     Et qu’il suffit de bien crier.
Laissons crier ces gens que personne n’écoute.
     Ils n’iront pas loin sur la route.
L’avenir n’entendra leurs petites clameurs
Et ne fera sonner pour elles ses fanfares.
     Savons-nous par nos imprimeurs
Les cris que poussaient vos barbares ?
Que dis-je ? C’est par vous que nous les connaissons,
     Comme les sauvages chansons
     Qui les menaient aux aventures.
     De mourir aux littératures
Voici que leur tumulte est par vos soins gardé,
Tant il est vrai que seul passe aux rives futures
     Un poème bien accordé.

Tristan Derème

Dans Songes du poète – 1931

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