Gabriel Théodore Decalandre

Fol et poète

Fantaisie biographique
(extrait)

par Éric Nicolas

(notes en pop-up au survol des mots violets)

Où l’existence de Gabriel Théodore Decalandre nous est révélée dans un article relatant sa mort.

C’est la lecture 1, aux archives départementales des Hautes-Pyrénées, des chroniques pour la plupart inédites, que Tristan Derème 2, le futur célèbre poète fantaisiste, avait confiées à un quotidien local de Tarbes du début du XXe siècle, Les Pyrénées 3 , qui nous permet de lever le voile sur la destinée d’un poète jusque là pratiquement inconnu. Peut-on aller jusqu’à dire oublié ?
À la première page du numéro du 24 octobre 1912, au bas de la cinquième colonne sous un chapeau graissé intitulé «Chronique 4 », nous lisons,

Plaisante mort de M. Decalandre,

À la fin de la sixième, la signature « TRISTAN DERÈME », en majuscules et sans accent. Cette chronique est dédicacée :

à John Middleton Murry 5

J’ai beaucoup connu M. Gabriel Decalandre qui vient de mourir à Arreau 6  (Hautes-Pyrénées), où il s’était retiré loin des hommes pour pêcher la truite dans les Nestes et pour rédiger les mémoires de sa vie qui fut singulière et mouvementée. Il étudia le droit à la faculté de Bordeaux, plaida à Libourne et à Tarbes, tint une maison de jeux à Milan, fut cocher d’omnibus à Moscou et réalisa enfin une petite fortune dans le commerce des meubles en pitchpin à Memphis (Tennessee). Si on les compare à la sienne l’existence de Jean-Arthur Rimbaud, comme l’esquisse pour nous M. Rémy de Gourmont 7, et celle de Lazarille de Tormes 8, telle que nous l’a contée Diego Hurtado de Mendoza, furent exemptes de tribulations. […]
Il n’a laissé aucun traité de ses pérégrinations. Pourtant il écrivit ce quatrain :

Oui, j’ai visité la Crau,
Pau, le
Bord du Danube et l’Acro-
pole.

Je me rappelle aussi qu’il écrivit un jour de Newcastle à notre ami commun M. Cany 9 une lettre dont l’adresse était libellée comme je vais dire :

Administration des Postes,
Remets, avant ce mois fini,
Cette lettre à Monsieur Cany
Dans Arreau. Pour la rime en « ostes »
Monsieur Cany la trouvera.
Mais trouve-le ce scélérat
Qui rit des neiges obstinées
Et se moque des cheminées.
C’est dans les Hautes-Pyrénées.

Cette lettre parvint fort bien entre les mains de son peu frileux destinataire de qui j’écrirai quelque jour une plaisante biographie. Mais revenons à M. Decalandre. Il est peut-être profitable de connaître les circonstances de sa mort.

M. Decalandre périt frappé à la fois par l’amour et par la littérature. (Admirable sujet de décoration murale.) Gabriel aimait une jeune femme, Mme Ravenelle, qu’il nommait  Arthenice 10 pour ne pas la compromettre. Arthénice habitait, pendant les vacances de son mari, une jolie maison peinte en bleu, aux volets bleus, au toit d’ardoises bleues ; et de la fenêtre de son salon, on pouvait jeter des boulettes de pain aux truites qui nageaient dans la Neste.
Mais un soir de juin dernier, vers minuit, quand M. Ravenelle revint de Lannemezan, où il était allé acheter un cheval, M. Decalandre n’eut que le temps de se jeter dans le coffre à bois qui par bonheur était vide.
M. Ravenelle entra ; il embrassa sa femme, s’assit sur le canapé rouge et, pendant qu’Arthénice, le cœur serré – ou le cœur aminci, comme disent les Japonais – l’écoutait distraite et éperdue, il raconta comme il avait acquis ce cheval. Il entreprit une manière de dissertation, ponctuée de beaux gestes et fleurie de proverbes.
Dans le coffre, M. Decalandre enrageait, car, ayant été « nourri aux lettres », comme Descartes le rapporte de soi-même dans la première partie du Discours de la méthode, rien ne l’indisposait tant que d’ouïr pérorer avec pédantisme un homme qui en fait de livres s’était surtout nourri des œuvres complètes de Ponson du Terrail.
Mais quand Arthénice sut que le cheval était alezan, elle fit la moue, car elle désirait depuis toujours une bête blanche. – « Un cheval jaune ! fit-elle, tu aurais pu l’avoir à meilleur compte. »
Mais M. Ravenelle répondit : « Un cheval jaune est un canari quadrupède et de grande taille ; et d’ailleurs
La critique est aisée et l’art difficile
comme dit Boileau.
À ces mots on entendit une sorte de vacarme sourd et un grognement.
Arthénice, montrant la portière, s’écria « Un rat ! », comme dans Hamlet, et poussa de petits cris d’horreur. Mais Ravenelle marcha droit vers le coffre à bois. Le couvercle se souleva. Il jaillit un individu dépeigné, la barbe hirsute, les cheveux et les habits couverts de sciure et de débris de bûches.
Arthénice, sans savoir ce qu’elle faisait, souffla la lampe et cria : « Au voleur ! » Un rayon de lune entra par la fenêtre ouverte ; en bas, le torrent beuglait. C’était très romantique. Cela rappelait le premier acte d’Hernani. M. Ravenelle se précipita sur l’homme, un chenet à la main. Ils se prirent à la gorge en criant. M. Ravenelle était lourd comme un poème de Jules Romains, M. Decalandre léger comme un vers de Verlaine. M. Ravenelle le souleva et le lança par la fenêtre ; puis il soigna sa femme que l’irruption de ce bandit nocturne avait fait évanouir.
Ainsi mourut M. Decalandre, non pas pour avoir touché le zaïmph 11, mais pour avoir voulu rendre à Néricault Destouches un alexandrin que M. Ravenelle attribuait à Boileau.

La lecture des éditions suivantes de ce journal, confirme en quelque sorte cette navrante nouvelle. Sept jours après l’annonce, le 31 octobre 1912, les Tarbais pouvaient lire, et toujours sous la plume de notre journaliste Derème :

Quelques personnes ont bien voulu m’écrire au sujet de Gabriel Decalandre dont j’ai relaté, dans ma dernière chronique, la mort singulière et déplorable. Rien ne pouvait me toucher davantage que de pareilles lettres par l’intérêt qu’elles marquent à l’égard de mon ami et, puisqu’on me demande des documents nouveaux sur cet homme original, je vais égrener quelques souvenirs où l’amitié aura plus de part que la critique […]

Nous laissons là les souvenirs et les critiques : nous les retrouverons dans des chapitres ultérieurs. Mais comme il est dommage qu’aujourd’hui, les archives de la famille Lescamela, alors propriétaire de ce journal républicain et bigourdan soient toujours introuvables 12. Par contre, quelques éditions plus tard, le 5 juin 1913, Tristan Derème nous repassait le plat :

[…]Ce pauvre M. Gabriel Decalandre, dont je vous ai souvent parlé et qui périt dans des circonstances assez ridicules, quoique tragiques […]

Ridicule, tragique, singulière, déplorable, plaisante. Mort. Decalandre nous avait quittés en 1912 dans une explosion d’adjectifs saugrenus. Il était poète et ami de Tristan Derème et nous n’en savions pas plus. Au final rien sur sa naissance, rien sur ses livres. Seul ce plongeon fatal avec panache en Hautes-Pyrénées dans les eaux de la Neste d’Arreau qui va rejoindre la Garonne à Montréjeau. Panache, Gascon peut-être ? De Calandre…

***

Six ans et quelques recherches après la découverte de cet étonnant article nous sommes en mesure de rajouter des notes aux lignes qui précèdent car nous mettons la main sur une plaquette in-12 brochée de seize pages, imprimée à Tarbes, chez Lesbordes, en 1921. Trois-cent-trente-sept exemplaires éparpillés, dont trente-sept sur papier bleu numérotés par son auteur.

Quelques vers de feu M. Decalandre

Nous y retrouvons Tristan Derème comme auteur de « Quelques vers de Feu M. Decalandre ». Cela pourrait être pris pour un hommage. Neuf ans après son rocambolesque décès, pourquoi pas ? Mais l’affaire prend une tournure différente à la lecture du petit texte introductif :

Le 3 mai 1921, au théâtre Caton, à Tarbes, où naquirent Théophile Gautier et Laurent Tailhade, en deux maisons quasi voisines, que relie celle d’un relieur 13, à Tarbes où Jules Laforgue vécut son adolescence, M. Tristan Derème faisait une conférence sur feu M. Gabriel Théodore Decalandre, qui fut l’ami de Saint-Lambert et de Roucher 14 – on possède de lui une élégie datée de 1781, où se marquent les élégances de l’époque – et qui mourut ces jours derniers, après un siècle et demi d’existence, sans que personne eût parlé de lui durant qu’il vivait. M Decalandre était un poète et un fol, comme on le verra, si l’on pousse le courage jusqu’à lire ces quelques vers qui, dans les manuscrits qu’il a laissés, portent sa signature.

De deux choses l’une. Ou bien le petit recueil avait été rédigé neuf années plutôt et avait fini par trouver imprimeur, ou alors – « et qui mourut ces jours derniers… » –, il n’était pas tout à fait mort !
Depuis 1912, une guerre plus tard et cinq plaquettes de plus connues, Tristan Derème ne nous avait plus parlé de son fol ami : Le poème de la pipe et de l’escargot, M. de Mun et la poésie, La flûte fleurie, Laurier du Kaiser et en 1921 Le poème des Chimères étranglées
1921, Tristan Derème vit à Paris, 19 rue de la Pompe dans le XVIe. Il va bientôt quitter l’administration des impôts attendant patiemment qu’Armand-Achille Fould député des Hautes-Pyrénées le prenne pour secrétaire. Et là, en ce mois de mai, il revient à Tarbes au cours d’une conférence faire revivre ce poète aussi étrange que méconnu. L’occasion pour lui de nous dire cette fameuse Élégie composée par Gabriel Théodore à Tarbes en 1781 15, – c’est donc une œuvre de jeunesse – « Les appas de la vertu ou l’homme sensible ». Six quatrains d’alexandrins pour partir en guerre contre la chasse et la pêche :

… Penchez-vous, sans engin, sur les flots transparents ;
Errez, le front rêveur, dans les forêts prospères ;
Laissez le fils des bois au bois de ses parents,
Laissez l’enfant de l’onde à l’onde de ses pères…

Ode à la nature, poème à l’écologie. L’homme a beaucoup mieux à faire !

… Et plutôt, épousez quelque aimable beauté…

Donc une plaquette ; avec trois autres élégies dont celle intitulée Élégie de la foire au Marcadieu, célèbre manifestation tarbaise, dédiée à cette patronne de tir forain dont Decalandre espérait de rapides retrouvailles :

… Elle sentait l’acétylène
Et la poudre des carabines

Dans la baraque à l’ouistiti
Que le temps fane et désagrège
Par un air bleu de confetti
Quelque beau jour la reverrai-je ?

Élégies, impromptus, fragments se succèdent sur ces seize pages pour s’achever sur… une épitaphe ! Doit-on la prendre au pied de la lettre ou y retrouver le trait coutumier du caractère que l’on connait du conférencier : humour et fantaisie ! Donc à la troisième de couverture, en gras :

Épitaphe
de M. Gabriel Théodore Decalandre
qui cherchant dans le vin l’oubli de ses amours
périt en son cellier.

IL FUT
AU BUT
IL BUT
AU FUT

Fin d’un poète au fond d’une cave – il fut au fut ! Ici s’achève ce que plus tard on appellera sans doute, la deuxième mort de Gabriel Théodore Decalandre.

***

Mais voilà un nouveau rebondissement, à l’instar de la dernière ligne d’une page de Ponson du Terrail. Quatre années plus tard en 1925 nous retrouvons 16 un texte de Tristan Derème revenant sur l’épisode d’Arreau qui nous propose une variation de son terme, dans la rarissime collection Les Introuvables 17,…. sous le titre de Fausse-mort de M. Théodore Decalandre. En voici le final :

Fausse mort de M. Théodore Decalandre

Tristes humains, tous vos instants
Sont des branches du vent battues,
O Temps,
Tu tues !…
Mais il ne flotte point encore aux airs, comme feuille d’octobre, ni par l’écume aux torrents bleus de Bigorre. Et puis, il sait nager, et le long des rivières les plus fougueuses, il y a toujours deux rives, et une seule suffit, si l’on y aborde, pour qu’on se prenne, assis dans l’herbe, à méditer sur les tempêtes du sort et à sourire à l’azur.

De nos jours pour avoir annoncé un décès trop tôt, des journalistes sont sacrifiés. Hier, Tristan Derème par deux fois dans ses propos, annonçait la mort « frappé par l’amour et la littérature » de son ami Gabriel Théodore Decalandre. Cela n’hypothéqua guère sa longue carrière de vingt ans au Figaro et ailleurs. Ainsi, pendant ses longues années il cultiva le souvenir de cet ami, en témoignant des ses rencontres, de ses amitiés et des ses œuvres. À tel point que ce Decalandre restera aussi présent et associé pour nous au poète fantaisiste qu’Archibaldo Olson Barnabooth à Valéry Larbaud, que Sylvestre Bonnard à Anatole France et comme bien d’autres couples d’amis célèbres. Dans les chapitres suivants nous ne manquerons pas de vous faire découvrir les multiples facettes de ce fol poète qui n’était somme toute pas si mort que cela en 1912 !

2010 – Éric Nicolas 

 

À venir :

Comment Théodore Decalandre convainc son épouse qu’il deviendra poète.

Comment Théodore Decalandre prit part à l’affaire de la poésie pure déclenchée par l’Abbé Brémond.

Où Théodore Decalandre prend position sur le manifeste d’André Breton.

Des amitiés de Théodore Decalandre : Paul-Jean Toulet, Polyphène Durand…

Théodore Decalandre poète écologiste

etc.

O0O0O

 


 

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