ARISTE, qui vivez dans un bourg de province
Et contemplez, le soir, la lune ronde (ou mince)
Sur les rosiers fleuris,
C’est à vous que j’écris.
Ariste, je le sais, parfois on nous envie;
On croit que nous menons une étonnante vie
Sur les bords de ce fleuve où de tristes poissons,
Regrettant une eau pure et pleurant dans la Seine,
Afin de s’arracher à cette onde malsaine,
Mordent aux hameçons.
Pourtant, c’est à Paris que l’on fait des chansons…
Je nomme ainsi les poèmes lyriques.
Ils dureront plus longtemps que les briques
De Babylone et le ciment romain !
Heureuse illusion qui dore le chemin !
Vers les siècles futurs l’auteur lève la main ;
Il montre à l’avenir son fameux parchemin ;
Et la pauvre chanson sera morte demain,
Et sans larmes, sans cris, sans fanfare enterrée ;
Demain… si l’aimable destin,
Fermant les jeux jusqu’au matin,
Lui laisse passer la soirée.
Et nous sommes ici pour faire ces chansons !
Il est vrai que la Muse a de beaux hameçons,
Et je dirais que les poètes
Sont poissons.
Si leurs lèvres étaient muettes.
Ils chantent ; nuit et jour, ils chantent. Quel métier!
Passe encor de chanter sur une belle route
Et si même au soleil nulle oreille n’écoute.
Mais ici ! J’en sais un ; il erre en son quartier,
Le soir. Les autobus poursuivent leurs vacarmes ;
La corne des taxis perce les carrefours.
Allez donc chanter vos amours,
Évoquer d’enivrantes larmes,
Vous recueillir enfin pour trouver de ces mots,
De ces cadences, de ces charmes,
Où le bonheur ruisselle et s’endorment les maux !
Vous me direz qu’au fond d’une chambre tranquille
On méditerait mieux.
Ma demeure, est-ce donc une île
Aux ombrages silencieux?
Les mêmes autobus et les mêmes voitures,
Dès que mon esprit court aux belles aventures,
Me font rouvrir les jeux.
En moi-même, j’errais : ce n’était que mystère ;
La nuit allait s’ouvrir au fabuleux matin :
Et je retombe sur la terre
Et je retrouve mon destin.
Ariste, cependant vos grenades sont mûres;
Vos ruches au soleil sont pleines de murmures;
La glycine et le miel embaument la maison ;
Vos chèvres et vos boucs se plaisent aux prairies,
Et tandis que Paris nous est une prison.
Vous menez le troupeau des lentes rêveries.
— Venez, me dites-vous. Faut-il gémir ainsi
Et moduler votre souci
En plaignant votre destinée,
Si pour faire porter votre écritoire ici,
Il vous suffit d’une journée ?
— Ariste, vos propos me déchirent le cœur.
Les Muses m’ont servi leur secrète liqueur.
Et je veux composer de ces couplets lyriques
Que l’on verra durer plus longtemps que les briques
De Babylone et le ciment romain.
Vous savez ce discours et je vous vois sourire ;
Mais j’ai deux vers encor que je voulais écrire
Et la pauvre chanson sera morte demain.
Tristan Derème